« Images cartographiques et images photographiques : pour une glocalisation de la représentation », in (sous la direction d'Eric Bonnet & François Soulages), Lieux & mondes. Arts, cultures & politiques, Paris, L'Harmattan, Collection Local & Global, pp 217-222

A l’époque où les territoires subissent des transformations sans précédent, comment parvenir à offrir une représentation un tant soit peu exhaustive de ces espaces ? Pour ce faire, certains artistes utilisent à la fois la photographie et la cartographie. Soulignant le déficit inhérent à l’une et à l’autre, ils interrogent la complémentarité de ces deux modes de lecture des territoires. Si la photographie horizontale offre une immersion au sein de l’espace, la carte comme vision aérienne donne un aperçu de l’ensemble d’un territoire. Est émise l’hypothèse que la photographie horizontale réalisée au sol par le photographe pourrait être appréhendée comme une perception locale des espaces, là où la vision aérienne satellitaire offrirait une perception globale. En quoi ces notions de global et de local peuvent-elles être associées à des formes de représentation des espaces ? Dans la mesure où vision globale et vision locale s’entremêlent au sein d’Italy, Cross Sections of a Country[1], série photographique qui sera analysée dans cet article, peut-on pour autant parler d’une glocalisation de la représentation ?  

La mondialisation puis la globalisation ont entraîné des modifications sans précédent dans la constitution des espaces. A l’époque des grandes expéditions scientifiques et où les voyages étaient encore l’apanage de quelques privilégiés, c’est à dire jusqu’au début du XXe siècle, il était encore possible de découvrir des terres inconnues et l’ailleurs était synonyme d’exotisme. Mais peu à peu, la distinction entre ici et ailleurs a cédé sa place à celle du local et du global, voire aujourd’hui d’une forme de glocalisation. Afin de définir le local et le global, il convient en premier lieu de distinguer mondialisation de globalisation. A la différence de la langue anglaise qui n’opère pas de distinction entre ces deux notions, en français, la mondialisation désigne le développement de liens d’interdépendance entre hommes, activités humaines et systèmes politiques à l’échelle du monde. Ce phénomène, qui a émergé avec la première guerre mondiale en 1914, touche la plupart des domaines avec des effets et une temporalité propres à chacun. Quant à elle, la globalisation caractériserait davantage une étape suivant la mondialisation qui la dépasserait et consisterait en une dissolution des identités nationales et l’abolition des frontières au sein des réseaux d’échanges mondiaux.
A partir de cette définition de la globalisation, la localisation – si tant est qu’elle s’oppose à ce terme – serait l’espace où se développerait les spécificités et cultures des individus, où se mettrait en place une forme de résistance au développement accru d’une organisation globale ; en d’autres termes, il s’agirait du lieu de vie. De ce fait, si on pense la localisation et la globalisation par rapport à la question de la représentation, on pourrait définir la perception globale comme un aperçu schématique et un tant soit peu objectif du réel pris dans sa globalité, là où la perception locale se fonderait sur la subjectivité d’un regard immergé dans le lieu de vie. Comme l’énonce Stefano Boeri, la représentation cartographique des espaces donne un aperçu global des territoires excluant de rendre compte avec justesse des mutations en cours. D’un autre côté, la photographie au sol n’invite plus à lire la complexité des espaces contemporains tant la constitution de ces derniers ne correspond plus à une organisation rectiligne comme celle de la ville monument.  
Avec Italy, Cross Sections of a Country, travail présenté en 1996 à la biennale de l’architecture de Venise dans le cadre d’un projet commun avec Stefano Boeri, Gabriele Basilico rend compte de l’évolution de l’habitat des banlieues des provinces italiennes. Les photographies se présentent sous la forme de coupes dans le paysage italien, entre une grande ville et une ville proche. Pour ce faire, il a sélectionné six voyages ou coupes transversales dans des parties géographiquement distinctes de l’Italie. Les parcours choisis ne font jamais plus de cinquante kilomètres : entre Milan et Côme, Venise et Trevise, Florence et Pistora, Rimini et Saint-Marin, Giora Tauro et Sidermo et Naples et Caserte. La démarche de Basilico consiste à rendre compte des processus de transformations récents et intenses de l’espace habité, notamment dans l’Italie des dix ou vingt dernières années. L’exposition de ce travail présente les six sections sous trois formes différentes : en séries distinctes de vingt photographies de petits formats accrochées aux murs, comme autant de vues permettant d’observer le parcours en question, sous la forme de cartes imprimées et installées sur des socles en plexiglas placées à l’endroit correspondant sur une carte de l’Italie vue par satellite qui recouvre le sol, elle-même présentant les six parcours analysés. 
L’élaboration de la méthodologie du travail photographique a émergé d’un constat effectué par Boeri : les cartes topographiques et les photographies prises par satellites ne permettent plus de rendre compte de l’état actuel des territoires habités. Gabriele Basilico et Stefano Boeri ont proposé avec Italy, Cross Sections of a Country une lecture de trajectoires grâce à cette double vision : aérienne cartographique et horizontale photographique. A partir d’un mode opératoire en déplacement, le photographe et l’urbaniste tentent de souligner la déficience de chaque mode de représentation et leur complémentarité afin de créer une interaction entre ces deux supports représentationnels. Si la photographie horizontale offre une immersion au sein de l’espace, la carte comme vision aérienne (ou zénithale) donne un aperçu de l’ensemble d’un territoire. En d’autres termes, la photographie horizontale impose au photographe de s’immerger dans l’espace et de pratiquer ces trajectoires, offrant alors un aperçu des espaces dépendant du choix de cadrage, de l’angle de prise de vue et du positionnement de l’artiste sur le terrain.
A contrario
, la vision cartographique se veut davantage objective. Elle offre une représentation schématique des espaces sans pour autant permettre de déterminer précisément la constitution de ces espaces. Si cette dernière rend possible la lecture de la composition de l’espace en parcelles, la traversée par la route rend compte d’autant mieux de la densité des espaces. Car, si l’on en croit Stefano Boeri, la difficulté réside dans le fait que « la dimension effective de nos villes (…) est aujourd’hui difficilement mesurable selon des critères géométriques de densité et de morphologie »[2]. En effet, la relation entre centre et périphérie a été supplantée par une organisation bien plus complexe de l’urbain. C’est ce que tentent de révéler les photographies de Basilico. Certes, la vison zénithale situe le parcours et invite le lecteur à une projection dans l’espace temps cartographique et dans le trajet effectué, mais les visions horizontales photographiques rendent compte de ces complexités géographiques et architecturales.  
L’articulation entre ces deux paramètres proposée par Basilico et Boeri invite à associer une telle démarche au concept de glocalité. Ce dernier peut être compris comme le moment d’après la globalisation, où est envisagée une alternative à la dichotomie local/global afin de privilégier une pensée complexe articulant ces deux polarités. L’effet d’échelle perçu entre vision aérienne et vision zénithale confère à ce rapport entre représentation macroscopique et microscopique toute sa légitimité et invite à envisager ce terme de glocalité comme qualifiant cette interaction conceptuelle entre carte et photographie. Pour le sociologue Roland Robertson, «  la glocalisation est une globalisation qui se donne des limites, qui doit s'adapter aux réalités locales, plutôt que de les ignorer ou les écraser (…) En provoquant une résistance à elle-même – suscitant un mouvement mondial de contestation – la globalisation contribue, ironiquement et paradoxalement, à concentrer l'attention sur les réalités locales »[3]. En d’autres termes, la glocalisation pourrait se comprendre comme le moment après la globalisation, où le clivage du local et global doit laisser la place à une articulation plus complexe de ces deux paramètres. Comme l’énonce Robertson, pour que les spécificités du local puissent se faire entendre, il convient de les déployer à une échelle globale. Ce terme de glocalisation pourrait alors se définir comme une immersion du local dans le global et comme une synthèse de ces deux appréhensions possibles du monde. 
Aussi, dans le champ de la représentation, le terme de glocalisation pourrait correspondre à ce que tente de mettre en œuvre Basilico et Boeri au sein de ce travail. En soulignant les limites de ces deux modes de représentation et de lecture du paysage, ils s’attachent à proposer une relation d’interdépendance entre représentation globale et représentation locale des espaces. En se réappropriant cette notion dans le cadre d’une articulation entre ces deux types de représentation, cela permet d’envisager aussi une évolution quant à la compréhension des paysages de la mobilité. La relation qui s’établie entre carte et photographie est alors de l’ordre de l’interdépendance, tant elles se répondent et se complètent au mieux afin de produire une représentation un tant soit peu objective de ces coupes transversales dans le paysage italien.  
Ces questionnements entre cartographie et immersion dans le territoire sont aussi au cœur du roman de Michel Houellebecq intitulé La carte et le territoire[4] dans lequel il aborde le rapport de la carte à son lieu de référence et en fait l’apologie comme support de prédilection au détriment d’une pratique des territoires. Dans son roman, l’auteur narre le parcours d’un artiste plasticien, Jed Martin, réalisant un travail consistant à photographier des cartes Michelin à la chambre photographique. Davantage fasciné par le dessin du territoire que par sa perception directe, le personnage offre au spectateur une autre lecture des paysages français à partir de ces schémas cartographiques. Mais au-delà de cette anecdote, c’est tout l’ouvrage de Houellebecq qui oscille entre représentation et immersion dans ce réel, permettant alors de comprendre le sens de son titre, comme si l’œuvre de son héros était la métaphore de cette difficile relation entre ces deux polarités. Le lecteur est invité à passer de la fiction de l’ouvrage à son contexte contemporain, grâce notamment à l’usage du plagiat – il emprunte à plusieurs reprises des passages du dictionnaire en ligne Wikepedia[5] – et à la présence au sein du récit de personnalités de la scène littéraire et artistique – lui compris.
Michel Houellebecq semble jouer de son époque en situant son ouvrage au cœur des pratiques contemporaines et en l’inscrivant dans un présent duquel il dépend, au point que certains doutent de la pérennité d’une telle œuvre littéraire. A une époque où l’information est de plus en plus véhiculée par Internet, l’auteur privilégie le Web comme mode de découverte et outil d’enquête au détriment d’un travail sur le terrain. Par exemple, il décrit Châtelus-le-Marcheix, le village dans lequel il aménage – lui en tant que personnage du roman – en y étant seulement passé rapidement en voiture et s’appuie notamment sur Wikepedia pour décrire son lieu de villégiature. Si d’aucuns condamnent le manque d’investissement de l’auteur, sa démarche et son récit sont pourtant animés du même souhait : interroger différents rapports au réel à travers ce passage constant du réel au virtuel et du réel à l’imaginaire. Dans l’œuvre et dans ce qu’il laisse transparaître de son travail d’écriture, Michel Houellebecq interroge aussi, certes différemment, cette oscillation entre perception locale et perception globale d’une époque, entre le territoire au sens de terroir, voire de local et sa perception globale à travers une cartographie du contemporain.  

Il convient donc de placer cette notion de glocalité au cœur des relations qui s’établissent entre deux perceptions du monde, directe et indirecte. Après la fascination pour le global comme mode d’organisation, puis un retour vers le local comme authenticité, la glocalisation révèle la nécessité de comprendre le contemporain à partir de ces deux polarités. Et le champ artistique se doit à son tour d’interroger la possibilité d’offrir une lecture du monde plus complexe et tenant compte de cette double perception nécessaire du réel. Si ces deux travaux, photographique et cartographique pour l’un, littéraire pour l’autre, analysent avec justesse la complexité de notre époque, il conviendrait de déterminer d’autres modes opératoires s’offrant aujourd’hui aux artistes afin de faire de leurs œuvres des espaces discursifs ayant vocation à analyser la glocalisation en cours.  



[1] Basilico, Gabriele et Boeri, Stefano, Italy, Cross Sections of a Country, Zurich, Berlin, New York, Scalo Editions, 1998.
[2] Boeri, Stefano, « Pour un “atlas éclectique“ du territoire italien, photographies de Gabriele Basilico », in Faces, n°46, Le devenir des villes, Genève, Institut d’Architecture de l’Université de Genève, été 1999, p. 14.
[3] Robertson, Roland, « Nous vivons dans un monde glocalisé », disponible sur http://www.lecourrier.ch/modules.php?op=modload&name=NewsPaper&file=article&sid=37962 (consulté le 29.11.2010) [4] Houellebecq, Michel, La carte et le territoire, Paris, Flammarion, 2010.
[5] Dictionnaire en ligne « Wikepedia »  disponible sur http://fr.wikipedia.org (consulté le 03.12.2010)